Shashi Tharoor, Nayar à l'œil vert
25/June/2004

Cet homme-là est un bout du Machin. Vous savez, ce Machin qui eut tant d'illustres précurseurs : Emmanuel Kant, le tsar Nicolas II (dont le portrait, voilé à la Cour de justice des Nations Unies pendant toute la guerre froide, fut dévoilé à la chute du Mur de Berlin) et même un certain Woodrow Wilson, président des Etats-Unis, inventeur de la Société des Nations. Wilson, le détraqué décrit par Sigmund Freud et William Bullit dans un livre posthume acharné à démontrer la folie d'un président américain ? Lui-même.

On en connaît la cause. Parce qu'il est fauteur de paix, le Machin a cette particularité de susciter les rancœurs des vaincus. Après la Première Guerre mondiale et le traité de Versailles, Freud y succomba, comme plus tard le général de Gaulle. Ecarté de la conférence de Yalta après la Seconde Guerre mondiale, le général affubla l'ONU du beau nom de Machin à l'occasion d'une conférence de presse. Tenaces, ces haines ; ferventes. Elles s'adressent au Machin comme à Dieu. J'oubliais ! II y eut quelqu'un d'autre pour vouer au Machin un mépris de bronze : Gandhi. Fin 1947, la guerre éclate entre le Pakistan et l'Inde à propos du Cachemire ; Nehru décide de s'en remettre à l'ONU nouvelle-née, contre l'avis du Mahatma qui aurait préféré un bon juriste anglais. Pauvre Mahatma ! Il venait de perdre son long combat, son Hindoustan chéri avait été tranché en deux, le Pakistan existait, Gandhi était vaincu. Regardez bien : ceux qui haïssent l'ONU ont souvent des raisons de vaincus. Et George W. Bush ? Justement. On va voir.

Depuis janvier 2001, l'indien Shashi Tharoor est secrétaire général adjoint de l'ONU, le plus jeune nommé à ce poste (45 ans), l'un des bras droits de Kofi Annan. Son palmarès est impressionnant : en 1978 à Singapour, en charge des « boat people » pour le compte du Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) ; de 1991 à 1996, en charge des opérations de maintien de la paix au moment de l'ex-Yougoslavie ; honoré du titre de « Global Leader of Tomorrow » (Dirigeant mondial de demain) par le Forum de Davos en 1998, et je passe sous silence ses grades universitaires. Bon ! Ce n'est pas le plus intéressant.

Le plus intéressant, chez cet ancien gamin asthmatique, souvent alité dans l'enfance, c'est qu'il est écrivain, auteur de sept romans et presque autant d'essais, tons consacrés à son pays natal, dans lequel il n'a presque jamais vécu. Les romans sont publiés aux éditions du Seuil ; mon préféré, Le Grand Roman Indien, écrit l'histoire de l'Inde indépendante sur le mode épique du Mahabharata, avec un souffle plein de verve, drôle à pleurer. Jusqu'à ce jour, ses essais sur l'Inde (India, from Midnight to the Millenium, 1997 ; Nehru, 2003, les deux chez Penguin) n'ont pas trouvé preneur, car l'édition française raffole des romanciers indiens anglophones, dont le coût de traduction est bas et le style à la mode, alors qu'un essai sur l'Inde, en France, tout le monde s'en fout. Récits, rêves, fantasmes, ça va, mais penser l'Inde, ça non – je sais de quoi je parle, il faut faire des romans pour que l'Inde intéresse.

Lui, il en a besoin. « Ce livre est un péan pour l'Inde », écrit-il dans India, « cependant, il est né sous la plume d'un officiel des Nations Unies qui a vécu hors de l'Inde la plus grande partie de sa vie d'adulte. On me demande souvent comment je peux réconcilier ma foi passionnée en l'Inde avec mon travail international pour l'ONU. Je n'y vois pas de contradiction ; car les deux me viennent des mêmes convictions pluralistes. L'aventure indienne est celle d'êtres humains de différentes ethnies et religions, coutumes et costumes, cuisines et couleurs, partageant les mêmes rêves. C'est également le but des Nations Unies. On peut raisonnablement démontrer qu'il est plus facile pour les Indiens de travailler avec des gens qui ne sont pas comme eux, puisque nous, Indiens, nous sommes formés à cet exercice chez nous, à la maison. » L'histoire internationale donne raison à Shashi Tharoor. Non seulement Jawaharlal Nehru fut le premier à remettre un conflit à l'ONU, mais il fut l'un des fondateurs du mouvement des Non-Alignés – ni l'Occident, ni l'URSS, et si j'insiste, c'est parce que ce mouvement vient de renaître au sommet de Cancun sous l'avatar du groupe des « G22 », vingt-deux pays qui refusent l'hégémonie économique de l'Europe et des Etats-Unis. Depuis 1945, qui dérange pacifiquement les certitudes du béat Occident ? L'Inde en premier, ensuite, la Chine.

Si Shashi Tharoor est né à Londres, sa famille est de l'Inde du Sud. Longtemps, je l'ai cru brahmane, à cause de son œil vert, mais sans doute aussi parce qu'il y a toujours, chez un brahmane, un peu de Diderot, un peu de Chateaubriand, une grande énergie, beaucoup de nostalgie, fière allure, humour triste, et qu'il a tout ceci. Mais pas du tout ! Œil vert et peau foncée, Shashi est un Nayar, caste qu'on trouve au Kerala, et qu'il situe lui-même entre guerriers et paysans. Pas vraiment le haut de l'échelle des castes : tout en haut, les brahmanes, en second, les guerriers, ensuite, les marchands, et les paysans, très en dessous. Mais au Kerala, tout est différent. C'est le plus petit état de l'Inde, le plus mélangé – 20 % de musulmans –, et le seul entièrement alphabétisé. On y trouve les rituels les plus archaïques, comme le Khatakali ou le Theyyam, les brahmanes les plus obtus, mais aussi des gouvernements marxistes-léninistes à tendance chrétienne syriaque, et les derniers restes de ce qui fut la brillante communauté juive de Cochin, arrivée avant la chute du Temple. Et là-dedans, Shashi Tharoor.

Voici donc un homme éminemment actuel, passionnément épris d'une terre qu'il n'habite pas, chercheur de paix difficiles, un homme condamné, comme tous les onusiens, à la fabrication savante de compromis, un être singulier dont la compromission est la règle – et quel beau mot ! Evidemment, il faut tout inverser. Un compromis, c'est mal, disent les radicaux ; et la compromission est une chose affreuse. Mais voilà, pas toujours. Mains propres, mains sales, mains pures du kantien qui n'a pas de mains du tout, disait Péguy, nous savons tout ceci. Il faut avoir vu de ses yeux s'élaborer un compromis de paix pour en comprendre la nature artistique : bricolage, refonte, papiers collés, Matisse, Max Ernst, Basquiat, ou l'Inde. Un drôle de truc.

Truc, machin, on ne sait pas. Mana. De ces signifiants flottants, Claude Lévi-Strauss écrit, dans son introduction à Sociologie et Anthropologie de Marcel Mauss, qu'ils sont réserves de langage, ressources de l'échange. Pour faire partie du Machin, il faut savoir échanger. Maintenant, considérons ceux qui détestèrent le Machin : Freud, de Gaulle, Gandhi. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'ils n'étaient pas doués pour l'échange. Shashi Tharoor, lui, est échangeur. Et Georges W. Bush ? Je vous laisse deviner.



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